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Jouer aujourd’hui pour gagner demain

L’intelligence artificielle et les jeux de guerre ou wargaming permettent de tester des technologies qui n’existent pas dans la réalité. Les jeux de guerre peuvent aider l’Armée suisse à développer de nouvelles tactiques et procédés d’engagement. Pour mieux évaluer le potentiel de l’intelligence artificielle et du wargaming, armasuisse S+T a réalisé de premiers essais avec un jeu vidéo. armasuisse S+T va à présent analyser de près les résultats obtenus dans le domaine de la défense aérienne.

Dr. Matthias Sommer, Dr. Michael Rüegsegger, Recherche opérationnelle et analyses de systèmes (ORSA), armasuisse Science et technologies

Projet de recherche Wargaming

Actuellement, les jeux de guerre revêtent surtout la forme d’une interaction humain-humain au sein de l’Armée suisse. Pour améliorer ce processus et l’accélérer, le projet « Wargaming » étudie comment remplacer des joueuses et joueurs humains par un ordinateur. La difficulté est de mieux faire assimiler les règles de jeux complexes aux ordinateurs. Avec des algorithmes modernes, les joueurs virtuels réussissent à développer des tactiques efficaces. Les joueuses et joueurs humains peuvent ainsi s’y mesurer, tester des concepts, se former et se perfectionner.

De meilleures décisions grâce à l’intelligence artificielle

Pour l’Armée suisse, les jeux de guerre sont un instrument indispensable et polyvalent qui réunit plusieurs avantages. Le wargaming permet de simuler et d’étudier un conflit. La Planification de l’armée profite de cette méthode pour développer de nouveaux concepts et les tester rapidement et sans lourdes dépenses dans un environnement tactique. Les cadres dirigeants apprécient de pouvoir examiner les décisions et comparer différentes options d’action et leurs conséquences, avant de donner des ordres. Dans le cadre d’une pandémie par exemple, le wargaming permet d’identifier où et quand prendre quelles mesures pour aider le plus efficacement possible les organisations d’intervention d’urgence en Suisse.

Comme toute méthode, les jeux de guerre ont leurs limites. Les parties progressent au gré des décisions des joueuses et des joueurs, en sachant que chacune des parties est unique et non reproductible. Par ailleurs, le nombre de parties auxquelles peuvent jouer des joueuses et des joueurs humains est très limité, un problème qui ne se pose pas avec des joueurs virtuels. Impossible donc d’obtenir des données statistiques sur une certaine issue du jeu. Enfin, l’issue d’un jeu de guerre, à l’instar des échecs, dépend fortement des compétences des joueurs.

L’intelligence artificielle (IA, ou Artificial Intelligence, AI, en anglais) s’affranchit de ces limites et peut procéder à des analyses statistiques des jeux de guerre. L’intelligence artificielle permet notamment de jouer et d’analyser des parties de wargaming sur ordinateur de façon entièrement automatique. Des « agents intelligents » s’affrontent et apprennent au cours de multiples parties quelle tactique associée à quelles compétences militaires et à quels systèmes techniques promettent les meilleurs résultats.

L’intelligence artificielle pourrait ainsi aider les personnes occupant des fonctions de décision et de planification à développer de nouvelles tactiques et procédures d’engagement, en identifiant, par exemple, les associations de compétences militaires bénéfiques et les caractéristiques critiques pour les achats de nouveaux systèmes militaires.

Première utilisation dans le domaine de la défense aérienne

Pour mieux évaluer les apports possibles de l’intelligence artificielle au wargaming, des collaboratrices et collaborateurs d’armasuisse Science et technologies (S+T) ont procédé à de premiers essais dans le cadre d’un projet de recherche. Dans ce but, le jeu de plateau New Techno War a été numérisé et de premiers algorithmes testés. Prometteurs, les résultats ont confirmé les premiers avis sur la meilleure tactique de jeu à employer. Toutefois, ce jeu est très abstrait : il n’est donc pas directement transposable en scénarios réalistes.

La prochaine étape consiste à analyser de plus près les résultats obtenus dans le domaine de la défense sol-air. Des projets d’acquisition étant en cours, l’accent a été mis sur cette catégorie. Trois objectifs sont en première ligne. Premièrement, parcourir l’espace de solutions dans le cadre de la mise en œuvre du « Concept Development and Experimentation », afin d’identifier de nouvelles tactiques et stratégies prometteuses. Ces données viendront alimenter le développement des directives d’application de nos futurs systèmes de défense sol-air. Deuxièmement, examiner en détail et optimiser des scénarios concrets d’intervention dans l’esprit d’une analyse des modes d’action, ou possibilités tactiques d'action, élément clé de la recherche opérationnelle. Troisièmement, utiliser ces méthodes à des fins pédagogiques : en se mesurant à l’intelligence artificielle (Red Teaming), les personnes en formation peuvent multiplier les scénarios et la formation ne peut que gagner en efficacité.

Pour atteindre ces objectifs, il faut un modèle informatisé, c’est-à-dire virtuel, de la situation de combat à simuler. Il faut également un algorithme qui apprend par lui-même à prendre de bonnes décisions dans ce modèle.

L’industrie du gaming a sorti de nombreux modèles qui sont très proches de la réalité et exploitent efficacement les capacités de calcul disponibles. Les jeux informatiques sont donc des candidats intéressants pour la simulation de scénarios de combat. Le jeu vidéo « Command: Modern Operations » se prête très bien à la simulation de scénarios de combats aériens et maritimes au niveau tactique. Il existe dans une version professionnelle, avec des paramètres réalistes, que les pays membres de l’OTAN utilisent pour l’analyse et la planification de missions dans le cadre de scénarios de défense sol-air.

Le scénario utilisé dans ce projet de recherche inclut un avion ennemi qui a pour mission de survoler une zone cible au-dessus de notre territoire. L’un de nos dispositifs antiaériens doit l’en empêcher. La tactique optimale pour l’avion adverse est soit de contourner la zone balayée par le radar, soit d’attaquer le dispositif antiaérien.

Un algorithme intervient à la place d’un programme informatique classique qui suit des étapes prédéfinies. L’algorithme, qui doit pouvoir jouer à ce jeu par lui-même, doit donc apprendre de façon autonome et par tâtonnements (« essais et erreurs ») à gagner le plus souvent possible. On peut se représenter ce processus comme l’apprentissage humain. L’algorithme enrichit son expérience en testant différentes stratégies et en sélectionnant la plus prometteuse pour chaque cas de figure. Pareils algorithmes entrent dans la catégorie de l’apprentissage par renforcement. Les résultats sont remarquables : un logiciel exploitant ces algorithmes bat la plupart, voire tous les joueurs humains, à des jeux vidéo comme Starcraft et à des jeux de plateau traditionnels comme le jeu de go.

Dans le cas du jeu « Command: Modern Operations », l’apprentissage par renforcement se heurte aux multiples actions de jeu possibles qui peuvent se combiner en un nombre pléthorique de stratégies. L’infrastructure informatique disponible est mise au défi. Pour obtenir des résultats en temps utile avec le matériel disponible, le projet de recherche « Artificial Intelligence for Integrated Air Defense » (AI4IAD) a misé sur l’algorithme « Monte Carlo Tree Search » au cours de la première année. Cet algorithme restreint l’espace de solutions aux stratégies sensées et fait ainsi gagner du temps de calcul. La partie contre l’un des meilleurs joueurs de go au monde, Lee Sedol, s’est achevée par une remarquable victoire, alors que le jeu de go était depuis longtemps considéré comme hors de portée de l’intelligence artificielle du fait de sa complexité.

Mais l’algorithme doit effectuer à cet effet de très nombreuses parties. Comme l’algorithme est très complexe, sa connexion à l’environnement de simulation manque de fiabilité. Avec des scénarios simples, le comportement d’apprentissage était certes satisfaisant, mais non généralisable à des scénarios plus complexes. Pour ceux-ci, une autre catégorie d’algorithmes est en cours de test, les réseaux Deep Q. S’ils sont plus faciles à manier, ils apprennent moins efficacement et sont moins stables. Pour l’exprimer de façon imagée, disons que ces algorithmes ont parfois des idées étranges ou irréalistes. Dans certains cas, ils peuvent servir à préparer des personnes en formation à des situations imprévues.

Sur l’illustration 4, on voit que l’intelligence artificielle teste également des tactiques peu optimales, voire vouées à l’échec, durant la phase de découverte. Dans la phase dite de convergence, seules de petites variations sont apportées afin de parvenir à la tactique optimale.

Pour programmer ces capacités complexes sur un ordinateur, armasuisse S+T a sollicité l’Istituto Dalle Molle di Studi sull’Intelligenza Artificiale (IDSIA) de Lugano, très réputé à l’échelle internationale dans le domaine de la recherche sur l’IA. armasuisse S+T, qui a l’habitude de travailler avec cet institut, l’a chargé de l’aider à développer un algorithme approprié pour l’optimisation de la défense sol-air.

Et ensuite ?

armasuisse veut appliquer concrètement les résultats obtenus à la défense sol-air dans le cadre du projet AI4IAD et transférer au terrain les conclusions obtenues en laboratoire. Cet algorithme s’utilise aussi déjà dans le domaine de la guerre hybride. Là, il s’agit d’analyser la valeur ajoutée des technologies actuelles et futures dans un contexte pertinent pour l’Armée suisse – par exemple essaims de drones, munitions de précision guidées ou armes hypersoniques.

Reste à voir pour l’usage opérationnel si les algorithmes mis en œuvre sont capables d’expliquer les décisions qu’ils ont prises. Car la prise d’une décision se fonde sur deux éléments : savoir quelle tactique est la plus prometteuse – et pourquoi. De ce fait, armasuisse S+T se concentre sur les algorithmes qui permettent de mieux comprendre les décisions prises par l’intelligence artificielle et de les expliquer aux cadres dirigeants, décideuses et décideurs. En effet, l’être humain ne fait confiance qu’aux décisions transparentes, logiques et explicables. Ces informations devront être davantage visualisées pour expliquer encore mieux les décisions. En effet, les algorithmes génèrent une quantité phénoménale de données que les personnes impliquées doivent traiter et visualiser. armasuisse S+T mène aussi d’autres projets de recherche qui l’aideront à trouver la meilleure solution pour l’interaction humain-machine.

Concept Development and Experimentation (CD & E)

CD & E – derrière ces lettres se cache le nom d’un processus que suivent les forces armées pour mettre en œuvre de nouvelles idées et technologies innovantes. Il s’agit d’une méthode scientifique de développement et de vérification expérimentale de nouveaux concepts. Outre l’adaptation continue des capacités à l’évolution des menaces sécuritaires et des nouvelles exigences militaires, elle porte explicitement sur l’intégration systématique d’innovations.